Rétroactivement on insiste souvent sur le fait que le Spirit était avant tout un héros de strip, publié d’abord dans la presse hebdomadaire (sous la forme d’un supplément du dimanche) et réimprimé seulement par la suite à l’intérieur de comic-books édités par Quality Comics. La chose a de quoi surprendre le public contemporain des lecteurs de comics, pour qui le fascicule est le format à la fois principal et classique. Mais il faut remettre les choses dans le contexte. Le comic-book descend bien du strip de presse. D’ailleurs les premiers comics n’étaient rien d’autre que des suppléments du dimanche produits pour les journaux qu’on avait décidé de rentabiliser en en faisant des objets autonomes et plus intemporels, qu’on pouvait donc vendre même quand le journal d’une date précise avait terminé sa vie. De nombreux personnages très populaires viennent des strips, qu’il s’agisse de Prince Vaillant, Dick Tracy, Buck Rogers ou encore Flash Gordon. Et, pendant longtemps, le marché principal sera resté sur le créneau des strips. Il y avait de l’argent à se faire en plaçant ces héros dans différents journaux américains, avec – tout cumulé – un public énorme. Les comics n’étaient, au début, qu’une manière secondaire de faire monétiser les invendus. Penser un héros d’abord pour les strips et seulement ensuite pour les comics n’était donc pas une première. Mais sans doute le Spirit est-il à prendre comme le fruit d’une période charnière, celle où les grandes références des strips de presse allaient progressivement commencer à s’estomper et où la migration inverse allait s’effectuer (des personnages de comics comme Superman ou Batman étant adaptés en strip).
De facto, c’est cette différence de support (et aussi la disparition de Quality) qui fera que, plus tard, Eisner pourra conserver la maîtrise de son personnage, à la différence de ce qui a pu arriver à des Siegel & Shuster, Simon & Kirby, Bill Everett ou autres Bill Finger… Mais c’est aussi une ambivalence à prendre en compte dans la genèse du personnage et dans les premiers mois de son existence. A bien des égards Will Eisner apportait, via le Spirit, les codes du comic-book dans le support du strip. Il allait vite s’émanciper des uns et des autres pour produire quelque chose de plus personnel (et l’épisode dont nous traitons aujourd’hui le démontrera d’ailleurs) mais la vérité est là : Dans les premiers temps le Spirit était un super-héros, d’autant plus qu’il avait des racines clairement identifiables.
Même si, au fil du temps, Will Eisner est devenu un vibrant avocat des droits d’auteurs et de la reconnaissance des créateurs, le concept de propriété intellectuelle restait quelque chose d’abstrait en 1940 (qui plus est pour la BD, qu’on jugeait alors peu importante). Eisner a trempé dans différents cas de plagiats de super-héros (ou plus exactement il s’est fait prendre dans ces cas, car la chose été généralisée à l’époque et les Siegel, Shuster, Simon, Kane et autres ont eux aussi puisé dans l’imagination de leurs prédécesseurs). Eisner a été le co-créateur de Wonder Man et de Master Man, deux personnages qu’on pourrait qualifier de clones créatifs de Superman. Il a aussi co-créé Wonder Boy, qui n’est jamais qu’un Superboy qui ne dit pas son nom (encore que DC n’a utilisé Superboy plus tard, mais le physique et les conditions de son origine sont si proches de Superman qu’on se demande comme DC Comics n’a pas attaqué là aussi). En novembre 1936 George Brenner avait créé un héros nommé The Clock, qui portait un costume de ville sombre et un simple masque lui cachant le visage. D’abord publié par The Comics Magazine Company, The Clock avait été plus tard récupéré par Quality Comics (l’éditeur qui allait réimprimer au format comics les strips du Spirit). L’influence du Clock sur le Spirit est manifeste. Mais Everett « Busy » Arnold, le patron de Quality, aimait (dit-on) avoir différents personnages similaires dans sa gamme, de manière à être sur de pouvoir avoir un produit de substitution au cas où il se serait brouillé avec un auteur. D’ailleurs en janvier 1941 Quality allait aussi lancer un clone du Spirit nommé Midnight (le motif de l’horloge étant omniprésent dans les histoires, Midnight est autant un descendant du Clock que du Spirit mais en un sens ils sont trois facettes d’un même personnage). L’histoire retient généralement que Busy Arnold aurait commandé la création de Midnight parce qu’il avait peur qu’avec Will Eisner partant pour la guerre il risquait de se trouver à court d’histoires du Spirit. Mais ça ne colle pas. D’abord parce que tandis qu’Eisner était sous les drapeaux les aventures du Spirit, confiées à des assistants, ne s’arrêtèrent pas pour autant. Ensuite parce que Midnight a été publié pour la première fois dans Smash Comics, daté de janvier 1941 (mais, selon le système américain, vraisemblablement en vente dans les kiosques dès novembre ou décembre 1940). A l’époque l’Amérique n’était pas entrée dans la guerre et la question d’un départ d’Eisner à l’armée ne se posait pas !
Et pourtant, quand même, il y a bien un écho des événements européens dans l’épisode du Spirit que nous allons parcourir : « Chaque années des milliers d’immigrants viennent à Central City, cherchant refuge dans le grand « melting pot » qu’est l’Amérique, amenant avec eux le Bien et le Mal d’un monde en flammes… ». Pour ceux qui auraient besoin qu’on leur rafraichisse la mémoire, soulignons que cet épisode parait début 1941. C’est à dire que la Seconde Guerre Mondiale s’étend déjà en Europe, en Afrique, en Asie… mais que les USA ne sont encore entrés dans le conflit. Ce qui fait qu’on peut encore les voir comme un havre de paix. Et sans doute d’ailleurs qu’Eisner ne fait ici que s’inspirer de ce qu’il peut voir dans les rues de New York : de nouveaux arrivants fuient alors la violence du reste du monde et arrivent en Amérique en espérant que ce continent-là, du fait de son isolement géographique, ne sera pas happé par les évènements. On a vu par la suite qu’il n’en a rien été… Mais reprenons ce que nous raconte notre ami le narrateur : « … Car le Mal ne connaît pas de frontière et voyage rapidement via les mauvais hommes… Mais qu’ils prennent garde car au nord s’étend le cimetière de Wildwood où vit le plus puissant adversaire du crime… le Spirit !
Pour ce qui est du « mauvais homme » de cet épisode, on n’aura pas besoin d’attendre quelques pages ou même quelques cases pour faire sa connaissance. Will Eisner nous le présente dès la première page. Tandis que dans l’arrière-fond se dessine le visage du Spirit, comme s’il était dessiné sur des briques, au premier plan on découvre un archer habillé de rouge, de noir et de blanc. Et visiblement le nouveau venu n’est pas impressionné par la perspective de croiser le héros de la série : « Ha-Ha-Ha ! Que le Spirit craigne la colère du Black Bow !!! ». Le « mauvais homme » a donc pour nom Black Bow (l’Arc Noir) et ne ferait pas tâche dans des publications de Marvel ou de DC Comics. La ressemblance avec Green Arrow coule un peu de source (les deux personnages ont visiblement une prédisposition pour l’usage de l’arc) mais elle est surtout accidentelle. Ainsi Black Bow porte une barbiche qui le fait ressembler au look qu’adoptera Oliver Queen (Green Arrow, donc) à partir de Brave & The Bold #85 (1969). Black Bow pourrait donc aussi bien être un super-vilain évoluant dans les mêmes logiques, les mêmes univers qu’un Batman ou un Captain America (encore qu’au début 1941 le premier numéro de Captain America n’est probablement en vente que depuis quelques jours).
D’ailleurs, curieusement pour une BD publiée dans la presse (et encore plus liée à l’actualité qu’un comic-book), l’histoire commence en se référant à une date bien antérieure. On nous explique que le 23 octobre, « peu de temps après la chute des nations montagneuses de l’Europe Centrale », les bons citoyens du quartier étranger de Central City sont frappés d’effroi par l’étrange mort d’Auguste Perot (avec un nom comme ça, dans l’esprit de l’auteur, il est au bas mot originaire d’un pays francophone et plus probablement de la France). On retrouve le cadavre de Perot avec une flèche noire plantée dans le corps. Ses amis font immédiatement le rapprochement avec le Black Bow, qu’ils semblent bien connaître (au moins de réputation). Ils sont tellement terrifiés qu’ils décident d’enterrer Perot dans le plus grand secret (pourtant le Black Bow est forcément bien placé pour savoir que sa victime est morte).
Quelques semaines de plus passent et on retrouve les amis de Perot qui tiennent un conciliabule un soir, pour accepter un nouveau membre dans leur communauté. Par « communauté », il faut se rendre à l’évidence. Will Eisner n’utilise pas de nom en dehors d’une vague référence à l’Europe Centrale mais il devient évident qu’il s’agit de la Résistance antinazie. Mais le nouveau venu, un vieil homme nommé Adam, a fait l’impensable. Il a loué l’ancienne demeure de Perot ! Le reste des conjurés ne le prend pas vraiment avec le sourire et pense que c’est un mauvais présage : « Est-ce que vous ignoriez que le Black Bow nous a suivi jusqu’en Amérique ? ». Adam s’étonne « Alors le Black Bow aurait tué Auguste quand il a refusé de payer pour sa protection ? ». Un de ses interlocuteurs rétorque « Pour quelqu’un qui arrive de l’autre côté (comprenez de l’autre côté de l’Atlantique, NDLR), vous m’avez l’air curieusement inquiet ». Adam se reprend « C’est l’Amérique ici ! Les hommes ne se font pas racketer ! Nous ne nous inclinons pas ! Nous combattons l’oppression ! ». L’assistance s’enthousiasme alors et décide de suivre l’exemple d’Adam. A ce stade le lecteur doit commencer à se douter de l’identité réelle d’Adam…
Dolan est frappé par les circonstances de cette mort et montre la flèche noire à un de ses hommes : « Regardez ! Il en a fallu du courage pour marcher sur des kilomètres avec une flèche plantée dans le dos ! ». On peut néanmoins se demander comment Dolan est supposé savoir que l’homme a marché sur « des kilomètres » vu que la victime n’a pas eu le temps d’indiquer d’où elle venait. Comme pour la Batcave, le Commissaire Dolan date d’après la première apparition du Commissaire Gordon dans Detective Comics #27. Mais là aussi on peut dire que stylistiquement Dolan va plus rapidement trouver sa vitesse de croisière et influer sur le comportement plus tardif de Gordon. Encore que le Commissaire inventé par Will Eisner a un côté bouffon bien plus prononcé. Il n’est cependant pas un total imbécile et se fait la même réflexion que le Spirit quelques temps plus tôt… Qui donc peut se donner la peine d’utiliser des flèches de nos jours ? Il flaire immédiatement une affaire qui serait plus du registre du Spirit. Mais Dolan est imbu de sa personne. Il annonce alors à son bras droit, Finnegan, qu’il va lui même s’occuper de cette affaire et qu’avant même que le Spirit en ait entendu parler il l’aura résolue !
Black Bow se lamente un instant : « C’est bien dommage que j’ai du le tuer ! Le Spirit est un homme brave… Oh, bon… Je dois me bouger loin d’ici et emporter cet argent avec moi ». Mais quelqu’un attrape la cape de Black Bow. L’archer n’en croit pas ses yeux… « Toi ? Tu… tu es un fantôme ! Un esprit (« a Spirit » dans le texte originel) ». Le héros donne un nouveau coup de poing à son ennemi : « Allons allons, tu ne fais que répéter ce que j’ai toujours dis ! ». Mais l’archer arrive à donner de l’élan à un plafonnier, qui repousse le Spirit dans une sorte d’alcôve plongée dans l’ombre. L’archer en profite pour prendre son arc en main et mettre en joue son adversaire. Cette fois le Black Bow n’en est plus à reconnaître que le Spirit est brave. Seule la haine guide son bras. Il tire vers la silhouette. Mais dans l’alcôve le Spirit n’est touché que sur le côté (On peut quand même se demander par quel miracle il est encore en état de bouger, on verra pourquoi plus tard). Mieux : il est arrivé à décrocher une flèche et la lance vers son propriétaire : « J’espère que ca va marcher… Je ne suis pas très bon comme lanceur de fléchettes ».
Mais derrière Dolan une autre porte s’ouvre. Un autre policier escorte le Black Bow, accompagné du Spirit qui, de loin, apostrophe le Commissaire : « Vous cherchez quelqu’un, Dolan ? ». Dans une mimique digne de Louis de Funès jouant plus tard le policier Juve, Dolan se pétrifie, n’ose pas se retourner, met la main sur ses yeux et dis à son bras droit : « Grrrr… Ne me dites rien… Laissez-moi deviner !!! ». Mais l’autre policier ne peut que constater :
Plus tard, Eisner s’éloignerait des personnages comme le Black Bow pour privilégier des intrigues à la fois plus policières et plus humoristiques. En un sens plus folles pour se satisfaire d’un simple vilain d’opérette…
[Xavier Fournier]
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