[FRENCH] Héros assez innocent et même un peu naïf dans sa version originelle, le Captain Marvel de Fawcett Comics avait cependant une galerie d’adversaires assez hauts en couleurs, aux allures parfois terribles. Des démons, des sorciers, des aliens, des robots et même un adversaire arachnéen… En 1947, Captain Marvel allait en effet gouter à la toile de… Spider Man !
« Captain Marvel et les toiles du crime » commence par une scène qui, en apparence, n’a rien à voir avec le héros : Deux pilotes d’avion sont en train de prendre un café en attendant leur prochain vol. Une mission très spéciale puisqu’il s’agira de véhiculer jusqu’à Fort Knox (l’endroit qui abrite la réserve d’or des États-Unis depuis 1937) un chargement d’une valeur d’un million de dollars. Ils se lèvent et quittent l’endroit, en s’étonnant d’une chose. Un gamin, Billy Batson, a été autorisé à prendre place à bord. Les lecteurs habitués de Whiz Comics, eux, savent que Billy n’a rien d’un garçon normal. Non seulement il a le pouvoir de se transformer en surhomme (le puissant Captain Marvel) quand il crie « Shazam » mais en plus, même dans le civil, c’est un garçon privilégié. C’est en effet un jeune reporter radio, ce qui explique donc qu’il ait quelques passe-droits. Les deux pilotes marchent dans la rue en se disant que leur passager les attends peut-être vers l’avion.
Mais quand ils tournent le coin de la rue, ils se retrouvent englués dans une étrange substance. Une sorte de… grande toile d’araignée. Et pas moyen de s’en détacher. Au contraire plus ils bougent et plus ils semblent attirés en son centre. A ce moment surgit un personnage pour le moins pittoresque, un homme habillé de noir, avec une cagoule décorée de petits objets dorés qui symbolisent sans doute les yeux d’une araignée. L’homme porte sous le bras un accessoire qui ressemble un peu à une cornemuse. Mais cette poche contient en fait du fluide arachnéen. Quand il la presse, il en sort encore plus de toile. En se moquant d’eux, il leur explique qu’ils sont désormais prisonniers de la toile de… Spider Man. Pendant que les deux hommes se débattent, cet étrange homme-araignée tisse autour d’eux une sorte de cocon. Lui-même n’est pas dérangé par sa toile. Au contraire il peut la toucher sans avoir le moindre problème puisque ses gants et ses chaussures sont enduits d’une résine : « Mon invention vient d’un plastique qui durci et forme une toile collante quand il entre en contact avec l’air ! J’ai découvert ça en regardant comment les araignées travaillaient ! Je tisse ma toile de crime partout ! Mes hommes prendront votre place comme pilotes ! ». Puis, se tournant vers deux complices portant les mêmes costumes que les captifs, le criminel ordonne à ses ouailles d’aller récupérer l’avion et de l’emmener « ils savent où ! ».
A l’aéroport, le personnel se contente de dire aux deux « pilotes » que l’or est déjà chargé. Profitant de l’obscurité pour qu’on ne voit pas leurs visages, les hommes de Spider Man s’engouffrent dans l’avion sans demander leur reste. Pressés, ils décollent dès qu’ils en reçoivent l’autorisation, sans rien demander d’autre. Au sol, un homme de l’aéroport s’exclame : « Nous avons oublié de leur dire que Billy Batson était déjà à bord ! ». Mais un de ses collègues le rassure. Ce n’était pas la peine, voyons, les pilotes savaient déjà à l’avance que Batson les accompagnerait. Les vrais pilotes le savaient, oui… Mais pas ces remplaçants-imposteurs qui n’ont pas été briffés. Après le décollage, quand Billy vient les rejoindre dans le poste de pilotage, les deux hommes sont passablement surpris de voir un gosse ! « Qu’allons-nous faire de lui ? » demande l’un des voleurs ? Billy, qui n’a pas réalisé l’imposture, s’étonne. Enfin… Personne ne leur a dit qu’il avait été autorisé à les accompagner à Fort Knox pour une émission spéciale de la radio Whiz ? ». Mais très vite Billy réalise qu’ils n’empruntent pas la direction prévue. Furieux, un des hommes l’assomme avec la crosse de son révolver…
Plus tard, l’avion se pose dans une zone désertique. Les deux faux pilotes sont vite rejoints par Spider Man et ils commencent à décharger les caisses pleines d’or. Pendant ce temps, Billy revient à lui dans l’avion et réalise qu’on nage en plein hold-up : « Bon sang ! Ce sont des voleurs et ils se sont emparés de l’or ! Mais ils ne me surveillent pas, alors… SHAZAM ! ». En prononçant ce mot magique, le jeune Billy est immédiatement transformé en Captain Marvel. Et sans perdre de temps le « plus puissant des mortels » se précipite sur le gang. Possédant la force d’Hercule, Captain Marvel a vite fait de venir à bout des deux hommes de main. Mais Spider Man, c’est une autre paire de manches. Quand le héros fait mine d’approcher vers le criminel à l’apparence grotesque, Spider Man ne se démonte pas, bien au contraire. Hilare, il se vante d’avoir la ruse d’une araignée : « Un peu de plastique gluant dans ton visage t’aveuglera assez longtemps pour que je m’échappe ! ». Et effectivement, le temps que Captain Marvel arrache le plastique, Spider Man s’est enfui en voiture. Le héros reste seul avec l’or, l’avion et les deux faux pilotes toujours assommés. Il ne sait pas diriger un avion mais qu’à cela ne tienne, en utilisant sa force herculéenne, Captain Marvel charge l’or et les deux prisonniers dans l’avion. Puis le héros s’envole par ses propres pouvoirs, tout en portant au dessus de lui l’engin. Il décide d’aller d’abord rendre l’or à Fort Knox puis après seulement il ira livrer les deux voleurs à la police.
De son côté, Spider Man est furieux : « Maudit soit-il ! Captain Marvel a saboté mon plan ! Mais maintenant je vais frapper à travers toute la ville avec mes toiles ! Spider Man ne peut pas être stoppé ! ». Le criminel se met alors à attaquer des passants où même des véhicules blindés transportant l’argent des banques. Il lui suffit s’installer sa toile en travers de la rue et ses victimes viennent se coller dessus. Mais Captain Marvel n’a pas relâché sa vigilance. Il survole la ville à la recherche de son adversaire et le surprend alors qu’il est en train d’arracher un sac de billets à un garde. Spider Man. Enfin ! Cette fois-ci Captain Marvel est moins gêné par la toile. Il se contente de la traverser comme un boulet de canon humain. Sa vitesse lui permet de la déchirer et le garde est libre. Spider Man s’écrie « C’est encore ce grand singe rouge ! Il est temps de prendre la poudre d’escampette ! Je vais encore le semer ! Je vais tisser une corde plastique qui me permettra d’atteindre les plus hautes fenêtres de cet immeuble ! Et je vais grimper comme une araignée ! ». Captain Marvel le poursuit, étonné de toutes ces ressources : « Bon sang ! Il a vraiment emprunté tous les trucs des araignées ! Mais je l’aurais… ». Et pourtant le temps que le héros s’introduise dans l’immeuble, Spider Man est déjà hors de vue…
C’est alors que quelque chose de curieux de produit. Spider Man croise dans la rue deux gamins en train de jouer à Captain Marvel. Le premier gosse explique que c’est à son tour d’être Billy Batson et que lorsqu’il dira « Shazam » il se transformera en Captain Marvel. Apparemment la notion d’identité secrète n’est pas spécialement respectée dans l’univers Fawcett et les gens de la rue savent communément que Billy peut se transformer. Spider Man, lui, l’ignorait. Fort de cette découverte, il décide de tendre un piège à Billy, à l’extérieur de la station de radio Whiz. Redevenu un simple enfant, Billy Batson sort de l’immeuble pour aller manger… quand il est pris au piège dans la toile de Spider Man. Bien entendu il va pour s’écrier Shaz… mais avant qu’il ait pu dire Shazam en entier, l’homme-araignée surgit et lui tire une rafale de sa toile en pleine bouche. Ainsi bâillonné, Billy est incapable de se transformer. Spider Man n’a plus qu’à le charger sur son épaule comme s’il portait un tapis. Le criminel l’emmène jusqu’à son repère et l’installe sur une autre toile, en compagnie d’une tarentule.. grosse comme un chat ! Spider Man explique qu’il suffit d’une seule morsure de la bête pour tuer !
Billy Batson commence à paniquer, alors que la tarentule (un peu moins grosse dans cette image) se dirige vers son visage. Mais attendez… Billy réalise que la corde plastique qui le bâillonne est collante. Et la toile sur laquelle il est installé est toute aussi gluante. Le jeune garçon en déduite que s’il tourne la bouche vers la toile, les deux bouts de matière se colleront mutuellement. C’est ce qui arrive et il suffit à Billy de tourner le visage dans l’autre sens pour pouvoir enfin parler, la bouche dégagée.
Immédiatement il crie « SHAZAM » et cette fois la tarentule ne fait pas le poids. Captain Marvel l’écrase d’un seul coup de pied. Dans le même mouvement il donne un violent coup de poing à Spider Man puis l’attache avec sa propre toile : « Et maintenant qui est emballé comme un cadeau d’anniversaire ? Un cadeau pour la police ? ». Le mot de la fin appartient à Billy, qui présente son émission radio en expliquant que Spider Man est désormais en prison : « Il a visé trop haut, il a voulu chasser une mouche bien trop grosse pour lui… Captain Marvel ! ».
Bien sûr, ce Spider Man grotesque est assez différent de l’alter-ego de Peter Parker. Mais ceci n’empêche pas certains recoupements avec l’univers Marvel. D’abord, si le dessin de Whiz Comics #89 est de Kurt Schaffenberger (tandis que la couverture est de C. C. Beck, le co-créateur originel de Captain Marvel), le scénario est d’Otto Binder, auteur très productif chez Fawcett Comics en général et sur les aventures de Captain Marvel ou de Mary Marvel plus particulièrement. Mais à la même époque, Binder scénarisait aussi des histoires pour Marvel Comics. Et plus particulièrement des épisodes de l’héroïne Miss America (qu’il avait créé). Ainsi on la retrouve dans Blonde Phantom #12 (paru quelques mois plus tôt, en 1946), dans une aventure dont on n’est pas absolument certain que le scénariste soit Binder. Mais la probabilité est forte que ce soit bien lui. Et dans Blonde Phantom #12, Miss America affrontait déjà un Spider Man : Un personnage assez différent de celui que nous découvrons dans Whiz Comics #89 puisqu’il s’agissait d’un savant fou créant des araignées géantes se nourrissant de sang humain (encore qu’on peut peut-être rapprocher ces créatures de la tarentule géante du Spider man de Whiz Comics). Mais quand même… Même si l’adversaire de Miss America ne disposait pas de cette espèce de « cornemuse lance-toiles », Otto Binder est donc très probablement été le créateur de deux Spider-Men à quelques mois d’écart !
Mieux : Binder va continuer cette marotte scénaristique et l’utiliser sous diverses formes dans d’autres épisodes liés à Captain Marvel. Dans Captain Marvel Adventures #139 (1952), dans un épisode intitulé « Spider’s Doom », le héros est confronté à des araignées géantes qui s’attaquent à l’homme. Des araignées qui pourraient tout aussi bien sortir de Blonde Phantom #12 (encore qu’au final on expliquera qu’il s’agit de robots)… Non seulement c’est encore Binder au scénario mais cette fois C.C. Beck dessine aussi les pages intérieures. Dans Captain Marvel Adventures #146 (1953), c’est un peu rebelote: dans « Captain Marvel Fight The Unholy Spider », le héros rouge et or affronte cette fois-ci un savant fou qui a trouvé le moyen de changer sa structure moléculaire pour se transformer en… araignée ! A nouveau les auteurs sont Otto Binder et C.C. Beck…
Mais la chose prend un autre relief quand on s’intéresse de plus près à la phrase finale de Whiz Comics #89, quand Billy Batson souligne que le Spider Man de 1947 « a voulu chasser une mouche bien trop grosse pour lui… ». Quelques années plus tard, vers 1953/1954, C.C. Beck (l’auteur de la couverture, donc) s’alliera avec Joe Simon et Jack Oleck (le beau-frère de Simon) dans l’idée de créer un nouveau super-héros, conceptuellement dérivé du Captain Marvel originel. Le projet de Simon et Beck sera baptisé… Spiderman (un garçon se transformant en héros adulte arachnéen quand il utilise une bague magique). Le Spiderman de Beck ne serait-il pas tout simplement la fusion de Captain Marvel et du Spider Man de Binder ? S’il est normal que des personnages basés sur un même animal, le fil (d’araignée ?) rouge devient ici manifeste. Mais un peu plus tard Simon et Oleck, qui co-écrivent l’histoire, se ravisent et changent le nom du personnage, préférant le nom un peu plus poétique de Silver Spider. Mais, même retitrée, l’idée ne trouvera pas preneur et Silver Spider ne sera jamais publié. Déçu, C.C. Beck passera à autre chose. Mais Joe Simon gardera le concept en tête et le retravaillera quelques années plus tard, quand Archie Comics lui demandera de proposer de nouvelles séries de super-héros. Simon (retrouvant pour l’occasion son compère Jack Kirby) dépoussiéra alors le concept de Silver Spider. Au passage « l’Araignée d’Argent » devint une mouche… The Fly ! Et pourtant en fin de compte The Fly n’allait pas tarder à se découvrir un ennemi mortel en la personne de Spider Spry (aussi nommé simplement the Spider), un personnage grotesque qui avait l’habitude de capturer ses adversaires dans de grandes toiles géantes. Si on enlève le dessin, propre à Kirby, le personnage de The Spider évoque fortement, sur le plan scénaristique, le Spider Man de Whiz Comics #89…
De là se dégage une possible chaîne créative… C.C. Beck connaissait le Spider Man de Fawcett pour l’avoir dessiné sur une couverture en 1947. Il est très possible qu’il s’en soit inspiré au moins en partie en inversant les rôles dans Spiderman/Silver Spider où le héros était un homme-araignée. On peut émettre l’hypothèse (sans certitude mais l’idée semble logique) qu’un des premiers adversaires de Silver Spider était une sorte d’homme-mouche grotesque et qu’à une date ultérieure Simon aura, à son tour, décidé de renverser la vapeur au moment de créer The Fly. Ainsi le personnage mauvais et grotesque, lanceur de toile, serait redevenu le méchant de service, tandis que le gentil garçon doté d’un anneau magique devenait une mouche. « Une mouche bien trop grosse pour ce criminel », comme l’aurait dit Billy Batson quelques années plus tôt… Et comme The Fly lui-même serait plus tard un des maillons menant à la création du « vrai » Spider-Man (tout au moins le plus connu Spider-Man de Marvel), il n’est sans doute pas illusoire de voir dans ce Spider Man de 1947 un lointain ancêtre du célèbre homme-araignée, ou tout au moins une pièce du puzzle créatif qui mènerait à la création de ce dernier…
[Xavier Fournier]