Le week-end dernier, l’exposition consacrée à Richard Corben au Musée d’Angoulême était assurément l’un des événements du Festival International de la Bande-Dessinée. Dès jeudi, il fallait en effet ruser, jouer avec les horaires et parfois, inévitablement, faire avec des mètres et des mètres de file d’attente pour admirer les originaux de ce maître de la bande-dessinée américaine ou, plus justement, de ce maître américain de la BD mondiale. De Den à Edgar Allan Poe en passant par des dinosaures, des loups-garous mais aussi des amazones épiques, toutes les facettes d’une carrière longue d’un demi-siècle étaient réunies…
En 2018, l’annonce de la victoire de Richard Corben, nommé président du festival par ses pairs, n’avait pas fait que des heureux. Certains médias s’étaient engouffrés dans la brèche pour surfer sur le buzz. Allons, célébrer Corben, ce peintre de la chair, des muscles hypertrophiés et des poitrines défiant la gravité ? Dans l’ère post-Weinstein ? Était-ce bien sérieux ? Le raccourci était aussi artificiel qu’alambiqué. Un objet culturel se prend en effet dans son contexte, pour ainsi dire dans son « jus ». Rapprocher Corben de Weinstein parce que l’un a représenté des colosses et des amazones à ses débuts tandis que l’autre était un adepte nauséabond du droit de cuissage, c’est un grand écart qui ne peut surgir que d’une méconnaissance, d’un gouffre d’ignorance. Le public ne s’y est pas trompé et, dès le jeudi (notoirement le jour le plus calme du festival), l’endroit ne désemplissait pas, envahi aussi bien par des amateurs éclairés de l’artiste que par quelques néophytes curieux, ces derniers n’étant pas au bout de leurs surprises.
Un objet n’est rien sans son contexte, disions-nous, et comme pour mieux nous le rappeler, le Musée de la ville d’Angoulême était ce week-end un écrin idéal. Il fallait en effet d’abord traverser un rez-de-chaussée habité par des squelettes d’animaux préhistoriques avant de grimper trois étages et découvrir un autre monstre sacré. Richard Corben du début à nos jours, pour ainsi dire… Muscles gonflés et poitrines opulentes ? Oui, mais pas seulement. Et quand bien même, les premières pièces de l’exposition démontraient très bien, à travers quelques tableaux de jeunesse, que Corben en matière d’étude de nu n’a rien à envier aux grands maîtres de la peinture. Corben explose réellement dans les années 70, en pleine libération sexuelle, quand il s’agit de tourner le dos à des décennies de conservatisme, à revendiquer l’usage de son corps. Il créé des hommes forts mais aussi certaines femmes rebondies qui n’en sont pas moins de fortes têtes. Tout est exagéré, un peu comme si Michel-Ange s’était amusé à représenter Conan le Barbare. Mais cette fascination pour le corps, elle ne s’exerce pas sans un certain recul, une forme de caricature qui fait que l’artiste représente, dans le même temps la difformité et bien souvent des êtres hallucinés, médusés, qui auraient leur place dans le film Freaks.
Exposer Corben au musée, cela faisait donc doublement sens ce week-end. Car si la nudité est omniprésente dans les premières décennies du travail du maître, ce n’est pas pour autant que cela veut dire pornographie, comme certains voulaient l’y réduire l’an dernier. Pour preuve un public familial, certes parfois un peu sidéré de découvrir cet univers si particulier. Mais pas forcément choqué. Pour preuve quelques enfants venus avec leurs parents, enfants qui accordaient bien peu d’attention aux monstres et aux pinups mais s’amusaient du côté grotesque de la chose. Bien pensée, l’exposition expliquait en effet de façon très pédagogique le parcours de l’auteur. Elle ménageait aussi une dimension multimédia avec les films d’animations que Corben a pu créer à ses débuts ou encore des statuettes modelées par l’artiste pour lui servir de modèle. Les gamins adoraient cet aspect ludique. Et puis réduire Corben « aux muscles et aux tétons » serait amputer toute une partie de sa carrière de maître du fantastique, avec des visions de vampires, de gorilles ailés, de dinosaures ou encore ses adaptations des romans de Poe. A l’inverse, ceux qui connaissaient, qui avaient pu passer de longue date ses pages, ses couvertures (ses « années Métal » comme expliqué dans l’exposition) avaient de quoi rester bouche-bée devant des originaux devenus depuis des décennies des classiques.
Corben fait des cases, des illustrations, des univers. Il est assurément particulier et peux surprendre qui le découvre d’un seul coup. Il résiste aux tentatives de l’enfermer dans des (trop) petites définitions. Le musée d’Angoulême nous proposait ni plus ni moins que tout l’imaginaire de Corben, sa maitrise de la chair, il est vrai, mais aussi son travail sur la noirceur, sur les détails. Sa connaissance des masses mais parfois, aussi, quand il le faut, de l’immobilisme. L’exposition Corben à Angoulême était un événement rare, un rendez-vous hors-norme. A l’image de l’exposition consacrée à Bill Watterson il y a quelques années, elle permettait, malgré l’absence de l’artiste, d’évoquer toutes les facettes de son art, de sa vision. Rien d’un raccourci grossier mais au contraire un inventaire d’une richesse folle. Une vraie réussite qui faisait que si Corben était absent par le corps (quel paradoxe), son esprit était bien là !
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