Trade Paper Box #8 – Corps de Pierre

[FRENCH] « Corps de Pierre » est un drame étonnant. Entre des mains plus lourdes, les thématiques abordées dans ce récit auraient pu laisser place à une histoire guimauve, tristounette et… assez peu attrayante. Mais conduit par deux auteurs majeurs de ces quinze dernières années, le résultat est un total contrepied. Léger, fort bien dessiné et ponctué de scènes complètement hallucinantes de détachement, ce « one shot » signé Joe Casey (« X-Men », « WildCats ») et Charlie Adlard (« Walking Dead », « Batman : Gotham Knights », « Green Lantern ») possède cette touche d’esprit et de décontraction qui met immédiatement le lecteur à son aise. Publié en 2006 par les éditions AiT/Planet Lar (Californie), le graphic novel nous est arrivé au tout début de l’été en langue française.

« These [stone] arms of mine… »

Sans certitudes et blasé par son quotidien, Thomas Dare, pianiste de profession, est en pleine procédure de divorce. Son groupe de jazz est devenu sa dernière échappatoire, mais un soir de concert au « House of Blues » (Los Angeles), sa main se fait plus lourde, comme engourdie. La sensation s’avère brève et sans conséquences dans un premier temps, au-delà d’une vanne pas méchante reçue dans la loge… Pourtant, les premiers signes visuels du mal ne tardent pas à apparaître. Les ongles, puis les mains, puis les avant-bras de Thomas sont progressivement transformés en pierre… L’homme peut alors compter sur ses amis proches Fred Sanford, avocat, et Alvin Bledsoe, médecin, pour prendre la mesure des mutations en cours.

La progression du syndrome apparaît rapidement comme inéluctable. Comment vont réagir Thomas et son entourage ? Quel sens celui-ci va-t-il donner à ses dernières heures « organiques » ? Quels choix lui permettront d’affronter le vide qui approche ?

Une confirmation, deux nouvelles facettes

Joe Casey et Charlie Adlard sont plus que des noms devenus « bankables » dans l’univers de la bédé nord-américaine et leur grand talent est ici confirmé. Il y déjà plus de dix ans, le « Cable » qu’avait proposé Casey – avec la belle contribution artistique de José Ladrönn (1997-1999) – avait franchement emballé les fans de Nathan Summers. Ses « X-Men: Children of the Atom » tout autant, du reste. Pour le dessinateur de « X-Files », « Walking Dead » ou « CodeFlesh » (déjà sur un script de Joe Casey), pas de doute non plus, le garçon est un ténor du comicdom. Cependant, dans un registre plus sobre et réaliste, les deux auteurs semblent encore ajouter une nouvelle palette d’émotions à leur production. En noir et blanc, sans ombres, la ligne épurée de l’illustrateur donne le ton, avec ce qu’il faut de dynamisme dans les regards et les attitudes pour ne pas verser dans l’austère. Les décors sont tout aussi excellents. En somme, ce « Rock Bottom » (de son titre original) est bel et bien un comic-book vivant.

Pour la « bande-son » de cet album, on se situe probablement entre Thelonious Monk et les Kaiser Chiefs, tant les références sont nombreuses et explicites – à Little Richard, en particulier. Quoi de plus normal après tout ? Ces harmonies qui nous accompagnent chaque jour ne sont-elles pas là pour rendre l’absurde, l’aléatoire plus doux et acceptable ? Le compte à rebours qui s’impose à Thomas Dare n’en est qu’un exemple extrême. Ainsi, « Corps de Pierre », bien qu’il faille le classer parmi les récits « fantastiques », est une ligne de vie presque ordinaire. Avec tout le substrat humain – et donc la matière – que cette idée sous-tend.

Tout en sensibilité

Faire sourire avec des situations aussi délicates – et surtout avec retenue –, le pari était loin d’être évident. L’orientation super-héroïque du tandem à la barre se ressent dans l’ensemble de la narration. On notera bien quelques clins d’œil esthétiques à « La Chose » – entre autres –, mais jamais le pas du « sur-surnaturel » n’est franchi. Et très franchement, on en est ravi, parce que cette limite, cette ambigüité ne donne que plus d’épaisseur à la contrebasse dessinée, aux mélodies suggérées, aux examens médicaux et autre exhumation imposés. Cette BD peut se lire sans crainte par temps gris, qu’importe ! On y retrouve en bout de course une vue sur la mer des plus ensoleillées. Outre une réflexion transversale et une recherche de sens codés, l’histoire de Thomas Dare permet aussi de beaux moments contemplatifs. Inattendu, mais très bon !

[Nicolas Lambret]

« Corps de Pierre », par Joe Casey (scénario) et Charlie Adlard (dessin), Delcourt, Coll. Contrebande, juin 2010, 110 p.

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